UN JOB ALIMENTAIRE
Une vie assez binaire
Continuer dans le commerce ou m’ouvrir à d’autres univers ? Ne me demandez pas pourquoi, mais je me suis dit qu’apprendre un métier manuel et axé sur la réparation pourrait m’ouvrir les portes du billet facile non déclaré. Je décide alors de suivre une formation courte et technique dans l’informatique. Je découvre le fascinant monde du binaire, mais je peine à assimiler toutes les données. Mes lacunes m’éloignent rapidement du métier de technicien.
Une nouvelle opportunité s’offre alors à moi. Plutôt que de faire mon stage en tant que technicien, on me propose de l'effectuer comme commercial dans une SS2I. Après deux mois de stage, ils décident de me garder. Les débuts furent difficiles : il me faudra deux mois pour vendre mon premier ordinateur. J’ai beaucoup douté de mes capacités pendant cette période, mais je me suis accroché. Autant dire qu’à l’époque, le concept d’onboarding, ce processus d’accueil et d’intégration des nouveaux employés, n’existait pas vraiment. J’ai donc dû apprendre seul à m’acclimater à mes missions.
Très vite, je suis parachuté dans l’un des secteurs les plus complexes de notre zone d’intervention : la Charente-Maritime, la Vienne et les Deux-Sèvres. Je « découchais » chaque semaine, seul sur les routes d’une grande région, avec un sentiment d’isolement pesant parfois difficile à vivre.
Après cinq ans, je ressens le besoin d’évoluer. J’en fais part à ma direction, qui me propose un projet ambitieux : l’ouverture d’un magasin d’informatique, couplée à une formation pour devenir technico-commercial. Ce break m’a fait le plus grand bien, malgré les défis théoriques liés à la gestion des réseaux informatiques.
Après huit mois de formation, suivis de trois en tant que technicien, je prends les rênes de ce magasin. Rebelote : je consacre beaucoup de temps à développer ce nouveau concept, orienté B to C alors que l’entreprise était principalement ancrée dans le B to B. Rapidement rejoint par un technicien, nous tâchons de construire une activité pérenne. Pourtant, après deux ans, le magasin est transformé en simple agence, ouverte en fonction de nos agendas.
D’autres situations mémorables me reviennent, comme celle d’un directeur nous envoyant balader car son ordinateur avait été infecté. Il faisait partie de mes plus gros clients, mais après l’avoir confronté à la réalité avec tact (des visites sur des sites douteux), il ne nous a plus jamais interpellés.
Et puis, il y a ces moments où l’on tombe sur des photos de clients nus, stockées sur le disque dur d’un ordinateur planté. Autant dire qu’après ça, il devient difficile de les regarder de la même manière. Mais en bon professionnel, le secret reste bien gardé.
J’ai connu de belles années dans cette société, marquées par des collègues devenus amis et des anecdotes savoureuses. Je pense notamment à ces vendredis après-midi où, avec autodérision, je faisais rire toute l’équipe en partageant mes mésaventures de la semaine.
D’autres moments restent gravés, comme ce rendez-vous client digne d’une caméra cachée : Accompagné de l'une de mes collègue j'avais rendez-vous chez un prospect que j'avais en réalité déjà croisé lors de mon voyage de noce à Saint Domingue. A l'époque, son épouse et lui, en voyage aussi, tentaient d’oublier une affaire douloureuse qui avait fait les gros titres des journaux et qui avait provoqué une grosse dépression chez l'épouse en question. Avec toute la délicatesse qui me caractérisait à cet âge, bien alimentée par ma fougue et un peu de rhum, je leur avais rappelé devant tous les vacanciers ce qu'ils étaient justement venu oublier.
Vous aurez probablement compris ce qui se passa après cette malheureuse idée. En arrivant au rendez-vous, Mon interlocuteur se leva et cria à son épouse, qui se trouvait dans une autre pièce : "Chérie, y’a le gars qui t’a fait pleurer à Saint-Domingue !". En moins de cinq secondes, elle débarqua en furie et me lança : "Sortez de chez moi !" Je me suis alors tourné vers le mari pour lui demander ce que nous devions faire et il nous a simplement dit de continuer, mais nous savions que l’affaire était déjà perdue. Plus tard, je lui envoyais un bouquet de fleurs accompagné d’un mot d’excuses. Ce jour-là, Comme à l'armée, je me suis rappelé une précieuse leçon : "Tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler." J’eu l’occasion de le recroiser depuis ce fameux moment, mais bien sûr, il ne se souvenait plus de moi et je me suis bien gardé de lui rappeler où nous nous étions croisés pour la première fois.
Je garde également en mémoire le comportement de mon directeur général : un excellent commercial mais un piètre manager. Je me souviens de l’entretien d’embauche informel se déroulant dans le bureau de l’accueil. Il m’avait posé la question suivante : « De combien as-tu besoin pour vivre ? ». Surpris par cette formulation de question, je me rappelle lui avoir répondu que l’argent ne faisait pas mon bonheur, ou tout cas qu’il n’était pas mon moteur.
Ce qui m'a profondément marqué en revanche, ce sont ses colères, parfois dévastatrices et toujours excessives. Je me suis souvent demandé s’il n’était pas bipolaire. En tout cas, elles ont marqué mon quotidien, au point que je guettais sa voiture sur le parking pour me préparer mentalement avant d’entrer au siège.
Lors d’un déplacement professionnel avec lui et un collègue, l’ambiance était détendue et légère. Arrivés en avance, nous décidâmes de prendre un café. Mais alors que mon collègue s’absentait aux toilettes, il me posa une question sur un dossier dans lequel je lui expliquais que j’avais scrupuleusement suivi la procédure établie par l'entreprise dans ce cas précis. Pour une raison que je n'ai toujours pas totalement comprise, il aurait fallu que je devine qu'il fallait faire autrement et ma réponse provoqua un véritable de pétage de plomb. Son emportement était si violent et si soudain que mon collègue, à son retour, fut très surpris du changement brutal d'ambiance.
Plus tard, à l’arrivée au café d’accueil de la réunion, il eut l’audace de me comparer à un cheval de course sur lequel il ne fallait pas parier. Une provocation à peine voilée devant un interlocuteur qui était justement propriétaire de chevaux. Ce jour-là, je ne lui ai pas adressé un mot, même sur le chemin du retour. Le plus fort, c'est qu'il ne comprenait même pas pourquoi.
La goutte d’eau qui fit déborder le vase, fut cette fameuse réunion commerciale, durant laquelle il remit en cause notre travail et nos actions. Ce jour-là, j’ai senti la moutarde me monter au nez. Ressenti comme une injustice, mon visage a changé de couleur et j'ai ressenti mon souffle devenir plus court.
Alors, froidement, je lui ai lancé un ultimatum :
"Je te propose deux options : soit je passe au-dessus de la table et je te pète la guxxx, soit je sors." Plus un bruit dans la salle. Puis, son ton s’est heureusement adouci. C’était la troisième option. De nature calme et paisible , je n'aurais bien évidemment jamais eu recours à la violence mais j'avais vraiment le sentiment que son comportement méritait que je réagisse ainsi.
À partir de cet instant, je me suis fait une promesse : Jamais plus personne ne me manquerait de respect. Lui fut le premier et nos relations ont complètement évolué à partir de ce jour là.
Dix ans après mon entrée dans l’entreprise, je décidais de convoquer ma direction pour exprimer mon essoufflement. Je n’éprouve plus de plaisir, usé par la vente de « solutions vivantes ». Les ordinateurs sont capricieux et peuvent planter à tout moment, générant des urgences stressantes. Je me souviens d’un directeur d’abattoir appelant mon technicien à cinq heures du matin, furieux : son serveur était hors service, paralysant toute sa production.
Je savais qu’il n’y avait pas d’évolution possible pour moi en interne. Malgré des conditions de travail confortables et un salaire adapté à mes besoins, j’ai ressenti ce besoin impérieux de sortir de ma zone de confort. Une envie de me révéler, de concrétiser ce projet qui trottait dans ma tête depuis des semaines, au point de m’empêcher d’avancer professionnellement et de gâcher mes vacances. Quand j’ai annoncé mon envie de départ, ma direction a bien compris que ma motivation était autre part, tel un joueur de foot professionnel sous contrat et que rien ne sert de retenir un élément qui ne se retrouve pas dans son travail. Elle n'avait pas d'autres projet en interne à me proposer et m’a donc ouvert avec bienveillance les portes de ma liberté.
Finalement, et cela aura son importance pour plus tard, je me suis aperçu que mon seul plaisir lors de cette dernière année, fut l'organisation de soirées pour mes clients. Ces rassemblements, bien loin des aspects purement techniques, créaient de véritables liens dans des lieux conviviaux.
À l’époque, nous n’appelions pas cela du "réseautage". Mais avec le recul, j’aime à penser que j’étais, peut-être, un peu précurseur.

Jour de moments conviviaux avec mes clients au parc oriental de Maulévrier