LES RIDEAUX ROUGES

Un défi nommé Paradise

 

Lors d’une nuit blanche, probablement causée par les excès d’un dîner bien trop généreux chez la copine d’un ami (j’ai dormi sur place), je me suis retrouvé face à une série de questions aussi profondes qu’insondables. Comme souvent lors de ces réveils nocturnes, on déconstruit son univers : ses angoisses, ses dilemmes, ses problèmes. On essaie tant bien que mal de les reconfigurer, avec toutes les incidences et conséquences qui s’entremêlent. Mais cette nuit-là, il ne s’agissait pas d’une simple tentative de planifier efficacement la journée à venir. Non, cette nuit-là, ce 11 novembre, c’était d’une tout autre profondeur.

C’était une quête de réinvention, un besoin de redonner du sens à l’existence. La période du Covid m’avait engourdi, enfermé dans une léthargie pesante, une attente qui semblait ne jamais finir (la fameuse perfusion de l’état). Il était grand temps de réagir. Une décennie s’était écoulée depuis ma dernière grande traversée du département. Et pourtant, cette nuit-là, une évidence bouleversante m’a traversé l’esprit : un besoin viscéral, urgent, de me lancer un nouveau défi. Pas un simple loisir ou une ambition quelconque, mais un défi authentique comme le premier dix ans auparavant. De ceux qui marquent une vie, qui redéfinissent ce que l’on est au plus profond de soi. Mais lequel ?

Un nouveau challenge sportif ? Impossible. Mes articulations, fatiguées et usées par le temps et les blessures, me rappellent constamment à l’ordre. Cette arthrose à la cheville, héritage de cette rencontre rugueuse sur le terrain de rugby, se manifeste dès que l’humidité dans l’air augmente. Et que dire de ces kilos accumulés, de ce chiffre qui grimpe inexorablement sur le compteur des années… Non, du côté physique, il n’y a plus grand-chose à espérer. Alors, pourquoi ne pas envisager un défi plus cérébral ?

Une idée un peu folle m’a alors traversé l’esprit, sans doute l’écho d’un rêve enfoui dans les méandres de mon inconscient : monter sur scène pour un one man show! Je pars de loin, n’ayant jamais pris le moindre cours de théâtre. Mes rares expériences de déclamation de poésie remontent aux récitations des cours élémentaires, face à mes camarades de classe ou au tournage du film préhistorique. Des souvenirs teintés d’un stress paralysant, où l’idée même de se tenir sous le regard de tous relevait de l’épreuve, bien loin d’un quelconque succès. Je me demande encore si j’ai eu une seule fois un dix sur dix en récitation.

Cependant, j’ai aujourd’hui un avantage. Parler en public ne m’effraie plus. Mes expériences professionnelles, notamment les animations en entreprise, m’ont permis de m’aguerrir. La télévision, également, m’a apporté une certaine aisance. Mais entre l’improvisation de ces interventions et la capacité à tenir un texte structuré pendant plus d’une heure, il y a une véritable marche à franchir. Certes, ce ne sera pas une interprétation d’une œuvre littéraire. Le texte serait de moi, mais tout de même… La perspective d’écrire et de porter mes propres mots sur scène ajoute un défi aussi exigeant que stimulant.

Tout cela prend désormais tout son sens dans ma tête. Ma vie, tournée vers la lumière, reflète ce besoin profond d’exister à mes propres yeux et d’adopter une démarche singulière, atypique. Cette idée, je la valide. Elle est le début d’une nouvelle aventure.

Mais que raconter ? La réponse s’est imposée avec une clarté presque déconcertante : parler de ce qui alimente mes réflexions, ce qui reste au centre de ma vie : la santé. Ne vous attendez pas à ce que je vous livre ici le pourquoi du comment sur cette thématique. Moi-même, j’ai encore à en cerner les contours.

Est-ce l’influence de mon père, cet extrémiste de l’hygiène de vie ? Ou peut-être mon implacable adoration pour la série animée « Il était une fois… la Vie », que je regardais plus jeune sur FR3 ? Pour ceux qui ne la connaissent pas, cette série éducative française explorait le fonctionnement du corps humain avec une approche à la fois ludique et pédagogique. À travers des personnages emblématiques, elle vulgarisait des concepts complexes pour illustrer le fascinant mécanisme de la machine humaine. Sans doute est-ce un peu de tout.

Finalement, j’étais déjà centré sur le sujet, avec ma propre philosophie de vie et mes interventions en entreprise basées sur la mécanique des 4A. Je ne partirais pas de zéro. Ce sera donc un seul en scène sur la santé ! De plus, cela me laisse environ un an pour que cette aventure coïncide avec la date anniversaire de mon premier challenge, en septembre.

Je pars discrètement de cet appartement, le sourire aux lèvres, porté par cette nouvelle idée qui illumine mon esprit. Une idée audacieuse, excitante, mais aussi terriblement ambitieuse. Devant moi, la feuille blanche se présente, chargée de questions en suspens. Comment vais-je m’y prendre ? Le sujet de la santé est si vaste … Et toi, qu’en veux-tu vraiment ? Faire de la prévention ? Expliquer le fonctionnement du corps humain ? Explorer les complexités de cette thématique, ou peut-être raconter quelque chose de plus personnel ? Autant de pistes à explorer, chacune un défi en soi.

Alors, je décide de partager cette idée avec mon entourage pour en tester la pertinence et éviter de m’emballer pour rien. Le partage se révèle plutôt bénéfique pour recueillir les réactions des gens. « Cela te va bien », diront certains. « Tu as fait de la télé et surtout des animations, alors une scène… pourquoi pas. » « C’est un défi cohérent, vas-y, fonce ! » me conseilleront d’autres.

Je ne me souviens d’ailleurs pas de véritables opposants, mais plutôt de conseils avisés. L’un d’eux, cependant, m’a marqué : « J’ai un cousin qui avait voulu monter sur scène, et il s’est planté. Ses blagues n’étaient pas drôles. »

Je me rappelle d’avoir testé une blague lors du réveillon de la Saint-Sylvestre. Elle avait plutôt bien fonctionné, suscitant des rires sincères autour de la table. C’était cette fameuse soirée où mon père nous avait quittés.

Ce qui avait fait ma force dix ans plus tôt, lors de ma traversée du département, c’était l’équipe. Il me fallait donc m’entourer de personnes aux compétences bien spécifiques. Des personnes prêtes à m’aider à écrire, à apprendre, à mettre en scène, en lumière et à communiquer sur ce défi.

Mais avant tout, j’avais besoin d’une date, d’une échéance. Après quelques coups de fil, je réalise que les salles de spectacle pouvant accueillir quelques centaines de personnes n’étaient pas légion. Et celles qui existent sont rarement disponibles. Rappelons que nous sommes dans une année pré-Covid, marquée par une avalanche de reports de dates dans le monde du spectacle.

Finalement, je parviens à en trouver une qui correspond à mes attentes. Un seul week-end est envisageable en 2021 : l’un des derniers de l’année. Je saisis cette opportunité en immatriculant officiellement l’association YaPaKe qui portera ces deux premières représentations. Cela tombait bien, il fallait un cadre à ce concept pour lui donner un second souffle.

Restait à former la dream team. Onze mois nous séparaient du jour J. Les membres sélectionnés avaient accepté de participer à une réunion pour discuter du projet dans son ensemble. J’attendais surtout de savoir s’ils souhaitaient réellement s’investir dans cette aventure. Je me souviens très bien : nous étions six, rassemblés dans un bateau transformé en salle de réunion dans la banlieue d’Angers, une configuration de pièce offrant une promiscuité pour le moins inhabituelle.

Nous avions entamé la réunion, tout semblait serein, jusqu’à ce que la metteuse en scène choisie fasse son apparition. Elle était en retard et, ne disposant pas de téléphone portable, n’avait pu me prévenir.

Je la connaissais assez bien, l’ayant régulièrement sollicitée pour des animations de cohésion d’équipe. Elle intervenait dans une association théâtrale d’une commune de campagne, connaissait son métier et ce type de projet. Chacun avait pris la parole, exposant ses idées et ses impressions, et ce fut alors à son tour.

Elle démolit littéralement le projet. Selon elle, je ne réussirais pas : je n’avais jamais fait de théâtre, et le délai était bien trop court pour être prêt le jour J. Ce jour-là, je pris un uppercut, semblable à celui reçu dix ans auparavant, quand le chef d’entreprise m’avait éconduit sans ménagement. Une profonde déception m’envahit : Ses critiques ne me semblaient pas constructives.

Cependant, après m’être ressaisi, je répondis avec assurance. Je lui rappelai qu’il s’agissait d’un challenge et que tout challenge impliquait une part d’incertitude. Je n’avais ni la prétention d’être un humoriste aguerri ni celle de devenir un professeur de théâtre, mais je restais déterminé à mener cette aventure à bien.

Je lui avais demandé si elle souhaitait intégrer cette aventure et relever le défi avec nous. Je lui avais rappelé que sinon le ponton n'était pas très loin.  Les protagonistes de cette réunion avaient tous ressenti mon agacement dans mon ton, et le sien s’était alors immédiatement adouci. Elle m’avait exposé ses conditions, que j’avais acceptées sans broncher. Après tout, c’était elle la professionnelle, et je me plierais à ses attentes.

La réunion s’était achevée, et je rentrais chez moi, quelque peu cabossé. Impossible pour moi de garder cet incident sous silence. J’avais décidé d’en parler à ma compagne. Plus tard, elle lui attribuera un surnom : "La terroriste". Pour ma part, cette pseudo croyance en mon échec s’était transformée en une force de résilience qui me galvanisa tout au long de la préparation. J’étais encore plus déterminé à aller au bout. Je voulais lui montrer qu’elle avait tort. Je me demande parfois si une part de jalousie ne se cachait pas derrière ses propos.

Quelques jours passent. Comme prévu, je lui avais envoyé mon premier jet d’écriture et, très rapidement, nous nous étions revus pour une première réunion de travail en visioconférence. Lors de cet échange, elle m’avait posé une question essentielle qui a profondément : quelles étaient mes attentes vis-à-vis du public ? Qu’est-ce qui devait primer ? Le message de prévention ou l’humour ? Venaient-ils pour apprendre des choses ou simplement pour rire ?

Je pris la décision que le fond primerait sur la forme, une orientation claire mais pas sans doute. Elle me proposa alors de réécrire l’introduction et de me l’envoyer. Parallèlement, elle m’imposa quelques exercices de base en théâtre, des instants de mise à nu qui firent naître en moi une combinaison d’appréhension et d’excitation. Quelques jours plus tard, elle me transmit son document, dans lequel je découvris une approche différente, certes, mais étonnamment captivante, presque instinctive. Ce fut un véritable déclic.

Nous avions imaginé préalablement un fil conducteur pour donner vie à notre contenu : celui d’une application révolutionnaire, capable d’annoncer la date et l’heure exactes de la mort de son utilisateur grâce à une IA. Chaque tableau, articulé autour de sous-thèmes, s’animait avec une mise en scène précise, renforcée par la voix off de l’application, qui intervenait pour prodiguer des conseils. Une structure à la fois fascinante et effrayante, qui éveillait des émotions contradictoires. Les fondations du One Man Santé étaient sorties de terre, je décidais de le baptiser Paradise.

Elle suggéra de poursuivre l’écriture dans cet esprit : écrire moins, mais mieux, pour laisser davantage de place à une liberté visuelle sur scène. Cette recommandation, au-delà de son pragmatisme, me fit beaucoup réfléchir et je suivis son conseil. Elle m’encourageait à explorer un langage scénique qui allait bien au-delà des mots. Visualise tes mots, tes phrases et tes idées, me disait-elle pour me faciliter l’écriture.

Finalement, cela m’arrangeait : Moins de texte signifiait moins à mémoriser. Je m’efforçais alors de maintenir un rythme d’écriture d’une thématique par semaine. Chaque texte était soumis à ma compagne, avec laquelle je travaillais pour les enrichir à quatre mains. Je savais que je ne pouvais pas me fier uniquement à mon cerveau d’homme pour capturer toute la finesse nécessaire. Une touche de féminité devait absolument s’inscrire dans cette aventure. Je profite pour lui exprimer toute ma gratitude. Elle m'a soutenu dans ce projet de vie et sans elle, rien n'aurait été possible.

À peine avais-je terminé l’écriture d’une thématique que je commençais déjà à l’apprendre par cœur. Finalement, c’est fascinant de constater à quel point le cerveau humain peut se montrer élastique lorsqu’il est stimulé. Je me souviens de ces longues séances de répétition pendant lesquels ma compagne me demandait de recommencer dès que j’accrochais le moindre mot. Et cela, systématiquement, depuis le début. Pourtant, je le percevais toujours comme un geste bienveillant, une étape essentielle pour atteindre une parfaite maîtrise du texte parfois dans des décors naturels, entourés de verdure et baignés par une lumière douce. Ces moments avaient une saveur particulière, mêlant travail intense et pauses conviviales, marqués par des pique-niques improvisés en pleine nature. Au fil de l’apprentissage, le texte évoluait au gré des improvisations et des reformulations spontanées, lui ajoutant une touche de fraîcheur.

En revanche, les échanges avaient été un peu plus tendus avec ma metteuse en scène. Je me souviens d’un départ en week-end particulièrement nerveux. Elle ne répondait plus à mes mails, notamment à un message crucial visant à caler un rendez-vous. La teneur de mon mail avait été assez explicite : « Je doute de plus en plus de notre collaboration, je te propose donc d’arrêter là. »

Elle m’avait rappelé alors que nous étions en route pour ce fameux week-end et nous avions réussi à remettre les choses dans le bon sens. Il est essentiel de verbaliser ses ressentis pour évacuer certaines émotions, même si cela peut être difficile. Nous n’avions pas les mêmes objectifs sur ce projet, ou la même notion de la temporalité mais je savais qu’elle était un élément central, indispensable à sa réussite. Nous décidons de nous revoir à la rentrée pour la partie scénique.

L’été passa et les vacances me firent un bien fou. Pourtant, je m’aperçus que mon texte était encore trop long, particulièrement la fin et qu’il faudrait impérativement le raccourcir pour tenir les 80 minutes prévues. Je n’avais pas véritablement pris la mesure de sa longueur, n’ayant jamais récité l’ensemble d’une seule traite. Pourtant, en additionnant toutes les parties, il ne me semblait pas dépasser le format que nous nous étions imposé.

Je m’en rendis compte un jour, allongé sur un lit d’hôtel à la montagne sous l’orage grondant au loin. Ce jour-là, l’odeur de l’humidité était bien présente. Ce fut un jour propice pour une répétition à l’italienne avant d’aller diner. Il s’agit de débiter le texte à toute vitesse, sans pause ni émotion, comme une mobylette qui pétarade.

De retour à Angers, nous entamâmes les premières mises en place avec la metteuse en scène, qui donnèrent enfin du volume au texte. Chaque ajustement nous permettait de réfléchir davantage à la pertinence des phrases et des idées, peaufinant peu à peu le projet. Il commençait à prendre forme, et nous respections le planning, un détail essentiel à mes yeux.

Nos relations s’étaient apaisées. Cependant, il faut bien l’avouer, je n’avais pas reçu un seul compliment, pas la moindre parole encourageante capable de booster ma motivation. Ces petites marques de reconnaissance, pourtant si importantes pour nourrir la confiance en soi, manquaient cruellement. Qu’importe ! J’étais entièrement focalisé sur mon objectif, décidé à avancer coûte que coûte.

Oublions la forme de notre relation et ses aspérités. Focalisons-nous sur le fond du travail engagé : des évolutions concrètes et pragmatiques qui faisaient avancer le projet. Après tout, c’était précisément pour cela que je la payais. Ironiquement, elle me rappelait mon ancien directeur : Ce piètre manager doté d’une redoutable efficacité dans la relation commerciale.

Nous avions désormais un titre, un texte de 20 pages gravé dans ma mémoire, une mise en scène, une affiche. Il nous restait encore 45 jours pour peaufiner ce projet ambitieux. À sa demande, nous avions convié une dizaine de personnes pour une sorte de répétition générale. Ce fut une occasion idéale pour intégrer les sons, les lumières et les accessoires. Nous avions également profité de cette date pour finaliser toute la scénographie avec les régisseurs. Parmi les invités, il y avait des amis et certains membres de son école de théâtre.

Je découvrais alors pour la première fois le monde de la scène. Ce premier contact me laissa un souvenir mitigé, empreint à la fois d’appréhension et de frustration. Lorsque vint le moment de lancer le premier acte, je me précipitais comme une fusée, emporté par un stress presque paralysant. Bien que je connaisse mon texte sur le bout des doigts, l’urgence de terminer m’empêchait de savourer pleinement l’instant présent. Je quittai la scène avec un goût amer, convaincu de ne pas avoir été à la hauteur.

Et pourtant, contre toute attente, les retours de certains invités inconnus furent plutôt encourageants. Pour une première expérience dans cet univers exigeant, ils relevèrent mes efforts et mes capacités sur scène. Mais malgré ces mots, je restais mon plus sévère critique, insatisfait et déterminé à mieux faire.

Je me souviens encore de l’un des invités, un habitué du théâtre qui travaillait avec la "terroriste". Lors du débriefing, il avait avoué être insensible au sujet, mais avait tout de même reconnu que ma prestation, à 45 jours du jour J, était de qualité. Pourtant, pendant ma première, il n’avait pas bougé le moindre sourcil. Cela m’avait profondément perturbé, surtout lorsqu’il s’était mis à bailler.

Avec le recul, cette séance de torture s’est révélée incroyablement bénéfique. Elle m’a offert une multitude d’enseignements : j’ai appris à prendre mon temps, à articuler, à respecter les silences, et à poser ma voix sur un texte que je maîtrisais désormais pleinement.

J’ai également découvert, grâce à l’une des invitées, que ma metteuse en scène avait exactement la même attitude avec moi qu’avec les membres de sa troupe de théâtre : avare en compliments. Le seul qu’elle m’ait offert concernait ma capacité d’apprentissage du texte. Elle avait même ajouté froidement que je faisais partie de son top 3. Une reconnaissance discrète, mais qui, malgré tout, avait son poids.

À l’approche du grand jour, je continue à perfectionner mon jeu scénique. Je reproduis Paradise en explorant toutes les formes possibles : les déplacements dans le vide dans le salon, le pouf transformé en vélo, la visualisation les yeux fermés pour ressentir pleinement les mouvements de l’intérieur, les séances à l’italienne à voix haute, les répétitions en mode randonnée ... Chaque exercice est un outil essentiel qui me permet de m’imprégner pleinement du texte et des déplacements, jusqu’à ce que chaque cellule de mon corps en porte l’empreinte.

Et pourtant, je suis empreint de doutes, au point de faire appel à un ami sophrologue pour m’aider à apprivoiser ce stress qui monte en flèche. Ses conseils me rassurent, il me rappelle que je ne joue pas ma vie, mais simplement un moment à partager. Malgré cela, l’angoisse persiste, tapie dans l’ombre, et je m’efforce de trouver discrètement des plans B en cas d’oubli de texte, anticipant l’imprévu à tout prix.

Pour m’assurer une échappatoire, j’avais prévu une souffleuse : ma compagne, discrètement placée au premier rang, prête à intervenir si le moindre trou de mémoire surgissait.

Entre deux séances de répétition, la phase cruciale de promotion battait son plein. Remplir la salle pour les deux représentations était une priorité absolue, à la fois pour équilibrer le budget et pour préserver mon ego. Cet exercice, aussi vital que chronophage, me poussait à m’investir pleinement : je passais sur tous les médias locaux—télévision, radio, presse—et mobilisais mes amis pour qu’ils relaient l’événement autour d’eux.

Chaque interaction devenait une mission essentielle, chaque effort visant un seul objectif : mettre une personne sur un des sièges de la salle pouvant contenir 235 places assises.

Je garderai en mémoire ce passage sur le plateau télé de mon ami journaliste. Ce jour-là, il avait invité un ancien joueur de football que je connaissais, car il avait été le parrain de mon tout premier défi sportif. C’était le cadre idéal pour raviver ce souvenir, un parfait mélange de nostalgie et de fierté.

Le jour du point presse, une semaine avant l’échéance, nous apprenons, au détour de conversations inopinées avec la mairie, que nous n’avons pas l’autorisation d’ouvrir un bar pour offrir un verre aux participants. Le Covid refait surface avec force, imposant de nouvelles restrictions. Heureusement, malgré ces contretemps, le week-end de représentation est maintenu. Les spectateurs seront tous masqués.

C’était le jour J, nous y étions, enfin. Le jour tant attendu venant couronner ces mois de dure labeur. J’étais arrivé assez détendu le matin, allant jusqu’à plaisanter avec les régisseurs pour dédramatiser ce moment. Malheureusement, cette légèreté n’avait duré que jusqu’au filage de l’après-midi. J’avais alors le sentiment de ne plus maîtriser mon texte. Je manquais cruellement d’énergie, probablement paralysé par le stress qui commençait à faire surface.

Je me rappelle encore que la metteuse en scène, arrivée plus tôt et tapie dans le noir, tout au fond de la salle, m’observait. Constater sa présence n’avait fait qu’accroitre ma tension, rendant toute tentative de détente encore plus difficile.

L’heure approchait, et finalement, elle m’avait rassuré en me disant que c’était normal de ne plus savoir son texte. Peut-être pour la première fois, j’ai eu le sentiment qu’elle m’aidait vraiment, qu’elle était humaine, qu’elle était à mes côtés.

J’étais en coulisse, et j’entendais le brouhaha des gens qui s’installaient. Ma "terroriste", qui n’en était plus une, nous avait proposé, avec le régisseur, de procéder à un cri de guerre. Nous formions une équipe soudée. Nous y étions. Elle m’avait prodigué ses derniers conseils avant que tous deux ne me quittent. Je me retrouvais alors seul, répétant inlassablement, tentant d’être dynamique et souriant.

« Dynamique, TAVEAU ! », m’avait lancé ma compagne pendant le filage. Je n’avais probablement pas encore assez d’adrénaline pour cela. Je me demandais pourquoi j’étais là, qu’il fallait être fou pour se mettre dans de telles situations. C’est à ce moment précis que j’ai ressenti ce que c’était sortir de sa zone de confort. Je n’avais pas éprouvé la même chose lors de ma traversée de département. Cette fois-ci, j’étais seul face à moi-même. Je repensais forcément à ces onze mois de préparation qui m’avaient mené à ce moment fatidique : l’ouverture du rideau. La bande-son introductive retentit, et je ne pouvais plus reculer. The show must go on.

J’entrais d’un pas décidé sur cette scène, accueilli par des applaudissements bien présents. Une salle remplie au ¾. Je ne voyais que les rangées de devant, ébloui par les projecteurs. La salle était plongée dans un noir quasi complet. C’était enfin le moment de laisser échapper mes premières paroles, hésitantes à cause d’une bouche asséchée par la tension. Peu importe, je devais continuer et rester concentré.

Je tentais de contrôler mon débit en évitant l’apnée, mais cela restait compliqué dans le premier acte. L’Homme n’aime pas les silences. Et ce début d’intervention fut l’occasion de ne pas leur laisser de place. Les minutes passaient, et je me libérais peu à peu. Le dynamisme qui m’avait cruellement manqué lors du filage refaisait surface. Je commençais à prendre du plaisir, à me sentir bien, à réaliser que ces gens étaient là pour constater le fruit de onze mois de travail, depuis la page blanche. Ce n'était pas parfait, mais cela ressemblait à une première : perfectible, touchante et "couillue", comme je l’avais lu sur les dédicaces de l’affiche réalisée pour l’occasion.

Mon intervention se déroulait sans trop d’encombre lorsque, pour une raison inconnue, je perdis le fil de mon texte. Mais peu importait : je me sentais suffisamment à l’aise pour improviser une pirouette, évoquant avoir été perturbé par l’entrejambe d’un homme au premier rang. Cette idée, je l’avais gardée dans un coin de ma tête, au cas où une telle situation se présenterait. Elle faisait écho aux propos tenus dans la première bande-son, où il était question d’imaginer son public à poil pour surmonter le trac.

En tout cas, je n’avais absolument pas lutté pour retrouver la phrase précédente. L’occasion était trop parfaite pour demander la suite publiquement à ma compagne. Je profitais de ce moment pour la remercier, devant tout le monde, pour tout ce qu’elle avait enduré pendant ces onze mois.

J’avais tiré avantage de cette situation pour lui rendre hommage. Mais, comme souvent, les gens de l’ombre n’aiment pas la lumière. Elle s’enfonça alors dans son siège lorsqu’elle fut applaudie, cherchant à se faire oublier malgré l’attention qu’elle méritait tant.

La représentation prit fin, et la salle tout entière se leva pour m’applaudir. Je pense qu’ils l’ont fait autant pour saluer le courage d’avoir mené un tel projet à bien que pour apprécier la qualité de ma prestation. Peut-être même pour les deux. Certains amis, qui redoutaient que « je me craque », m’avouèrent leur soulagement face au résultat. Cela aurait pu m’anéantir, mais au lieu de cela, j’en retirais une force nouvelle.

Le lendemain, c’était le jour de la seconde représentation. J’avais acquis une forme de confiance qui rendit cette prestation agréable. Malgré une nuit bien courte à refaire le film de cette soirée, je manquais cruellement d’énergie m’obligeant à surjouer un peu. Parmi le public, se trouvait le célèbre chef d’entreprise du parc indoor. Son retour sur les réseaux fut particulièrement élogieux, à l’image de nombreux autres messages qui fleurirent en ligne après le spectacle. Les applaudissements furent différents car le public l’était, une moyenne d’âge plus importante ne réagissant pas de la même manière. Il est l’heure de quitter cette salle qui m’aura provoqué tant d’émotions.

La question était désormais posée, sans détour : stop ou encore ? Et, surtout, comment ?

Un mois venait de s’écouler, et il avait fallu tout ce temps pour redescendre de cette parenthèse enchantée. J’avais convié l’équipe à partager la galette de l’association. À l’ordre du jour figuraient plusieurs points : la présentation du teaser, un bilan à froid de ce fameux week-end, ainsi que le ressenti de chacun sur l’avenir de Paradise.

Chacun donna son avis, jusqu’à ce que la parole revienne à ma metteuse en scène. « Ton format ne se vendra pas, il est trop long et trop typé, » déclara-t-elle. Je pris note de son ressenti, bien que je ne partageais pas entièrement son point de vue.

Au fond de moi, je restais convaincu que Paradise avait un avenir. Tout dépendrait de ma capacité à toucher les bonnes personnes, celles qui verraient un moyen de promouvoir la santé dans mon intervention

Pour aller plus loin, il fallait déclencher les occasions. Je proposais donc une nouvelle date, invitant des organisateurs susceptibles de me passer commande. Je gardais cette représentation assez discrète, car elle se déroulait dans une salle mise à disposition par le patron, dans le cadre d’une répétition. Ce soir-là, je jouais devant une dizaine de personnes, bien loin des 180 spectateurs présents lors de la première. Pourtant, Je ressentis à nouveau ce trac d’avant-scène. Depuis, je ne l’ai jamais vécu à cette intensité. Nous avions retouché certains passages pour créer un peu plus d’interaction avec le public.

Les semaines passèrent, et la scène me manquait cruellement, comme une addiction impossible à combattre. Toujours pas d’issue en vue. Je pris la décision de remonter sur la scène d’un théâtre modeste, pouvant accueillir une petite cinquantaine de spectateurs, tout au plus. Malheureusement, mon choix se porta sur la moins bonne date possible : ce soir-là, de nombreux événements professionnels célébraient le début des congés d’été. Une concurrence acharnée lorsque je tentais de mobiliser mon réseau. « Je ne peux pas, je suis à tel événement, dommage, » me répondait-on souvent. Une semaine avant la représentation, seuls trois spectateurs s’étaient inscrits. Je me demandais si je devais annuler ou, tout du moins, reporter. J’en parlais à ma compagne, qui me raisonna. « Il reste encore une semaine, c’est jouable », m’avait-elle affirmé avec son habituelle sagesse. Comme quoi, il faut toujours écouter les femmes.

La veille, une connaissance travaillant dans la banque m’écrivit pour m’informer qu’un de ses collègues, spécialiste de la santé et du bien vieillir, serait présent dans la salle. « Sois bon », conclut-elle sur son SMS. Grosse pression ? Pas vraiment. Je ne jouais pas ma vie. Ce que je voulais, c’était simplement profiter de l’instant, prendre mon pied sur scène.

Le jour J, nous étions une trentaine, dix fois plus qu’une semaine plus tôt. Je me revois encore en train d’avaler mon burger fourni par la salle lorsque les premiers spectateurs, très en avance, sont arrivés. Ce soir-là, j’ai pris un plaisir  phénoménal sur scène. Ça a dû se voir, car le lendemain, je recevais un mail de ce mystérieux collègue, m’écrivant qu’il avait beaucoup apprécié mon spectacle et me proposait une rencontre pour discuter d’une éventuelle collaboration.

Comme quoi, tout vient à point à qui sait attendre. Nous nous rencontrâmes, et rapidement, une mini-tournée dans la région fut organisée. Ce partenariat m’apporta une grande satisfaction, car il prouvait que Paradise pouvait avoir un avenir, malgré les doutes exprimés par certains.

Paradise évolua, tout comme mon jeu de scène. Certaines personnes ayant assisté à la première représentation furent surprises de ne pas reconnaître la dernière version. Nous avions modifié plusieurs parties pour apporter plus d’interactivité et de fluidité. Mon titre de spectacle d’origine, intitulé « Olivier TAVEAU, One Man Santé », céda la place à « Olivier TAVEAU, futur centenaire ». La typologie de l’intervention se transforma en « conférence-spectacle », plus proche de la réalité et en adéquation avec mon souhait de prévenir de manière ludique avant de faire rire toutes les deux phrases. Il me semblait essentiel de communiquer sur une intervention hybride, où le sujet de fond (la conférence) était habilement encapsulé dans une forme humoristique (le spectacle). Histoire que le public soit bien informé de ce qu’il allait vivre comme expérience.

C’était une manière d’éveiller les consciences sans imposer, une invitation à réfléchir tout en souriant. Ou chacun pourrait se faire sa propre opinion à la sortie.

Ce qui est certain, c’est qu’il m’aura conduit à m’interroger sur mes priorités et à comprendre l’importance de définir clairement ma cible. Selon moi, Paradise doit être porté par des mutuelles, à destination de leurs clients ou prospects. Après tout, un euro investi dans la prévention primaire peut rapporter jusqu’à quatre euros. Ce constat est certes factuel mais il met aussi en lumière une réalité : Les délais entre la prise de contact et le jour de la représentation sont très longs, pouvant atteindre le plus souvent une bonne année.

Et malgré tout, une chose essentielle me marque : l’importance de persévérer et de provoquer les opportunités. Ce qui n’était au départ qu’un défi s’est transformé en une véritable aventure. En une quinzaine de représentations, j’ai joué devant des publics totalement différents, apprenant que chaque audience a ses propres attentes et qu’il faut savoir s’adapter. Cette expérience m’a non seulement permis de générer un chiffre d’affaires non négligeable, mais a surtout  renforcer ma conviction que Paradise a bel et bien un avenir.

La persévérance finit toujours par porter ses fruits, paraît-il. A condition d’oser et de croire en ses rêves, même face à l’incertitude.

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Jour de première